par Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques, directeur de l’Institut Géopolitique Européen (IGE)
Depuis 48 heures, la polémique, une de plus, ne désenfle pas en Belgique autour de l’installation de la nouvelle crèche de Noël, sur l’une des plus belles places du monde, la Grand Place de Bruxelles, au cœur même de l’Europe et à côté d’un superbe sapin traditionnel. La nouvelle crèche ressemble à une tente de chantier. Elle se veut inspirée par les serres de Laeken! Un temps voilée, à l’abri des regards indiscrets, les premières images avaient pourtant déjà circulé auprès de la presse, inondant également la presse française qui s’en est largement fait l’écho dès les premiers jours et avant même l’inauguration des “Plaisirs d’Hiver 2025”. Sur cette oeuvre qui se veut “novatrice”, on peut y voir, Marie, Joseph, et le berceau qui devrait accueillir Jésus, sans visage, constitué de tissus de récupération, le tout dans une installation digne d’une boutique de fripes de seconde main d’une ville de province. Premier problème: ce qui s’apparentait à Jésus était déjà là, et on vola la tête dans les premières heures de l’ouverture. Mais que faisait donc déjà Jésus dans le berceau avant le 25 décembre? Mystère. Quand aux épouvantails à moineaux représentant la sainte famille, il y a de quoi faire peur déjà aux enfants. Eux qui sont censés venir goûter ici la magie de l’évènement, l’une des plus belles fêtes chrétiennes qu’est la naissance de Jésus, et tout l’émerveillement féérique et lumineux qui habille encore une ville encore plus grise que d’habitude au cœur du sombre hiver. Une fête qui dépasse le cadre des Chrétiens (au Japon, les Japonais de rite shinto fêtent Noël par exemple). La sublime Grand-Place à Noël faisait encore figure d’exception face à la dégradation esthétique globale de la ville.
À Bruxelles, Noël n’est déjà plus tout à fait Noël. Ce qui fut longtemps une période d’attente, de célébration et de sacralité diffuse s’est progressivement dissout dans une dilution sémantique et symbolique manipulée par la classe politique en place qui veut plaire au plus grand nombre. C’est raté, à commencer par les premiers concernés, les Chrétiens. Depuis plusieurs années, la capitale a déjà pris le faux-pli d’un Noël « événementiel » et « laïque », moins religieux, plus commercial, plus festif, plus consensuel. En 2012 déjà donc, la décision communale d’effacer l’intitulé « Marché de Noël » au profit des “Plaisirs d’Hiver” déclenchait une onde politique : certains y lisaient l’ouverture à une multiculturalité assumée, d’autres la mise à distance du berceau religieux européen. Mais on ne rebaptise pas sans conséquence. Les mots installent un récit, une orientation, parfois un décloisonnement, parfois une perte, qui aujourd’hui en perd plus d’un. Et Bruxelles semble avoir choisi la seconde option : celle où Noël devient un décor neutre, un produit culturel désossé de sa sacralité, et de sa religiosité.
Quelques années plus tard, la ville installait un sapin de Noël stylisé, en bois, symbole de sobriété contrainte et de laïcisation imaginative. Même si l’on sait que le sapin de Noël comme le Père Noël est un symbole au départ païen, les Européens l’ont pleinement adopté. Certains ne questionnent même plus le rapport entre un décor de Noël hivernal et glacial, inspiré des contrées nordiques de l’Europe, avec la ville de naissance de Jésus au portes du désert de Judée, à quelques kilomètres de Jérusalem. Tollé à l’époque avec ce sapin écolo-bobo affreux: l’objet minimaliste ne fait pas rêver. Il choque autant qu’il attise le rejet, et il sera finalement remplacé. Mais ce Noël “low-cost symbolique” n’était qu’une première secousse.
Nous voici désormais dans une nouvelle étape : la crèche contemporaine installée cette semaine sur la Grand Place, résultat d’un appel d’offres remporté auprès de la Ville de Bruxelles, fait froid dans le dos. Au-delà de l’inesthétique de la chose, il présente les personnages sacrés de la Bible, sans visage, affublés de visages sans forme composés de tissus bariolés : pour mettre en avant la multiculturalité. Soit, mais quel rapport avec l’évènement si ce n’est de faire croire à chaque Bruxellois qu’il peut ainsi s’identifier à la Sainte famille ? Que toute famille ici pourrait y être représentée dans sa diversité ? Pour quoi faire ? Qui le lui demande ? C’est l’artiste bruxelloise Victoria-Maria Geyer qui nous a fait grâce de son invention : elle la justifie, en appelant son « chef d’œuvre », « Les Etoffes de la Nativité » : l’œuvre (qui a tout sauf l’étoffe d’une vraie belle crèche traditionnelle comme celle qui était chaque année installée sur la Grand-Place depuis des années), se veut une réinterpétation contemporaine de la nativité, en tissu pour évoquer la diversité et le patrimoine textile belge. Elle se veut une « œuvre inclusive qui permettra à chaque visiteur de s’identifier ». Lorsque l’on voit le résultat, et les personnages, on se demande qui pourrait bien s’identifier à ces mannequins de magasins de fripes, et si l’on est pas plutôt dans un film d’horreur, ou dans un décor d’halloween. On se demande même pourquoi l’artiste ne les a pas animé tant que l’on y est : les « personnages » sont terrifiants justement par leur anonymat et l’aniconisme qu’ils véhiculent. Dans certaines religions comme l’islam, les représentations figurées sont interdites pour éviter l’idolâtrie. Doit-on voir une volonté de l’artiste du coup ?
Or, la crèche de Noël est un marqueur culturel, pas un objet anodin. Elle raconte un rapport à la tradition, à la célébration, à la mémoire, à l’identité d’un peuple. À Bruxelles, la crèche raconte une bataille culturelle que nous perdons à petit feu : celle d’un récit commun, partagé par une majorité de Belges pour qui Noël reste un temps de repères, d’affect, d’incarnation symbolique et spirituelle. Un moment pour être ensemble, quelle que soit notre religion ou nos croyances, un moment de réconfort dans le froid de l’hiver. Que seulement 40 % des Bruxellois se déclarent catholiques ne devrait pas voir Noël se diluer dans un mondialisme culturel uniformisé ; tout au contraire, cela devrait nous obliger à le partager davantage, à le raconter mieux, à le célébrer plus finement, à le rendre universellement encore plus humain et inspirant. Or, la nouvelle crèche raconte l’exact inverse : une rupture avec l’humain, qui de fait est réduit à tas difforme de lambeaux de tissus.
Cela pose enfin la question de la politique culturelle comme marché public. La crèche a été choisie par la Ville dans le cadre donc d’un appel d’offres. Ce n’est donc pas l’accident d’un artiste solitaire, mais la conséquence d’un choix validé politiquement et institutionnellement. Quel cahier des charges, quels critères d’évaluation, quelle grille esthétique et symbolique a permis d’opter pour une crèche sans visage, sombre, désincarnée et totalement effrayante à commencer pour le jeune public ? Qui a évalué et sur quel référentiel culturel ? Comment a-t-on préféré un objet aussi anxiogène à un objet inspirant, à minima beau ? Combien cela a-t-il coûté ? Pour conclure, on ne peut invoquer uniquement le seul multiculturalisme comme Mme Maria le fait comme motif du choix final de la ville: aucun parent, qu’il soit croyant ou non, européen ou extra-européen, local ou diasporique ne veut d’un décor qui fasse autant peur. Si le sacré n’est plus la priorité, l’humain devrait encore l’être. Or ici, ni l’un ni l’autre n’ont été respectés. Cette crèche est le symptôme d’un phénomène plus large : un désengagement de la Belgique dans la défense assumée de ses marqueurs culturels, un effacement préventif guidé par la peur de la polémique plutôt que par l’ambition de faire récit commun. À trop vouloir neutraliser l’imaginaire, Bruxelles finit par neutraliser l’adhésion populaire. Le sapin de Noël se maintient, heureusement, comme dernier rempart ; mais pour combien de temps si l’imaginaire public recule face aux appels d’offres esthétiques dictés par le pire ? Depuis plusieurs jours, c’est la bataille politique, les uns de gauche continuant à défendre l’inclusivité et la crèche d’un nouveau temps, et de l’autre des partis comme le MR, de droite, qui appellent par une pétition à retirer au plus vite l’oeuvre.




